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Autin, Françoise Autin, La dame de pique, La jeune fille à l'ouvrage, Maison dans la Drôme, Ogawa, Pouchkine, Yoko Ogawa
Présentation de Bruno Autin au Café littéraire de Valréas le 5 avril 2018
Le sujet de la nouvelle a déjà été traité dans un café littéraire à Taulignan. Bernard Peix y disait que cette forme littéraire brève était née en Italie sous le nom de novella et que son originalité était due à l’art de la conclusion en forme de chute. Qu’ajouter à cette caractéristique classique de la nouvelle ? En relisant Pouchkine, j’ai été intrigué par certaines ruptures de rythme, des bifurcations dans l’état d’âme des personnages, que l’on peut baptiser contre-temps. Voici le passage qui m’a donné l’idée de ce café littéraire.
Tout en raisonnant de la sorte, il se trouva dans une des principales rues de Pétersbourg devant une maison d’architecture ancienne. La rue était encombrée d’équipages ; les voitures défilaient et s’arrêtaient devant la façade éclairée, et l’on voyait à chaque instant apparaître tantôt le petit pied svelte d’une beauté, tantôt une botte à éperon, tantôt le bas rayé et le soulier d’un diplomate. Pelisses et manteaux passaient rapidement devant un suisse solennel. Hermann s’arrêta.
«À qui appartient cette maison ? demanda-t-il à un sergent de ville.
— À la comtesse***.»
Hermann tressaillit. L’étrange histoire se présenta de nouveau à son imagination.
Les deux verbes «s’arrêta» et «tressaillit» marquent deux contre-temps. Certes, de telles circonstances peuvent se trouver dans tout autre genre de littérature mais la brièveté de la nouvelle oblige l’auteur à un usage parcimonieux de contre-temps soigneusement choisis qui rythment la nouvelle.
Virgile et le temps
Au début du XVII-ème siècle, Galilée s’emploie à contester Aristote qui a affirmé dix-neuf siècles plus tôt que plus un corps était lourd, plus sa chute était rapide. Pour cela, il doit mesurer la durée d’une chute qui s’écoule entre le temps de départ et le temps d’arrivée. Pour ses mesures, il utilise un sablier et sa conception du temps est celle que Virgile exprime au vers 284 du Livre III des Géorgiques :
Fugit irreparabile tempus.
Le temps s’enfuit inexorablement. Il ne peut revenir dans le passé et le contre-temps envisagé comme une inversion du temps n’a simplement aucun sens.
L’alliance du sable et du temps se retrouve dans la métamorphose de la sibylle de Cumes que raconte Ovide. La jeune prêtresse d’Apollon fascinait le dieu par sa beauté. Apollon voulut l’épouser et lui promit d’exaucer son vœu le plus cher. La jeune fille se pencha, ramassa une poignée de sable et lui répondit :
– Vivre autant d’années que j’ai de grains de sable dans la main.
Apollon exauça le vœu et s’approcha d’elle mais elle se déroba.
– Soit, dit Apollon, tu vivras autant d’années que tu l’as demandé mais… tu n’as pas demandé la jeunesse.
Fâcheux oubli, sinistre contre-temps mais superbe nouvelle qui hisse une histoire au rang du mythe, celui de la constante volonté de l’homme de repousser l’issue de la mort.
Le début et la fin
Il n’y a pas d’autre temps que le temps virgilien mais il y a bien des manières de vivre ce temps. Toute histoire a un début et une fin qui se logent dans la grande histoire universelle. Chaque personne vit entre sa naissance et sa mort. Elle vit une succession d’histoires qui croisent les autres vies. Chaque histoire a son propre début et sa propre fin. Lorsque les histoires interfèrent, l’état des personnages peut coïncider, c’est l’accord ou différer, se manifeste alors une forme du contre-temps. Les personnages peuvent être comparés aux cloches d’un carillon. Chaque cloche a sa note et bat plus ou moins en phase avec sa voisine. Cette image s’applique en particulier à Hermann et à Lisaveta dans La dame de pique.
L’éternel retour
Le sentiment de décrépitude lié à l’inexorable descente vers la mort est adouci par le spectacle de l’éternel retour des jours et des nuits, des mois, des fleurs et des fruits, des saisons et des ans. Les astres se donnent rendez-vous au cours de leur valse cosmique. Les cadrans solaires s’ancrent dans les mégalithes ou pavoisent le fronton des maisons. Le grand brassage des marées nourrit un perpétuel flux de vie.
Le moment suspendu
L’éternel retour se manifeste sur d’assez longs espaces de temps. Il en est une expression, artificielle certes, mais très courante et bien adaptée à notre vie journalière, c’est l’oscillation du balancier d’une pendule qui répète son mouvement à intervalles réguliers entre des moments de repos. Ces moments ont une durée infiniment brève mais qui n’a rêvé de les voir se prolonger ? La suspension du temps est au moins aussi vieille que l’histoire de Josué. Elle apparait aussi – de manière plus tranquille – dans l’état de rêverie et Lamartine en donne la plus classique description.
Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !
Suspendez votre cours :
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours !
( Méditations poétiques, Le lac, Lamartine )
Le moment suspendu n’est pas toujours un moment enchanté. Il peut être instable comme dans cette histoire de la balançoire de mon grand-père.
Mes grands-parents habitaient une maison au pays de Maupassant, adossée à une petite colline plantée de chênes et de hêtres. J’y allais régulièrement en vacances quand mon grand-père eut une idée. Il ramassa un madrillet qui venait de la voie ferrée voisine, y vissa deux solides crochets et appela ses voisins pour l’aider à ligoter le lourd madrillet à deux arbres. Il accrocha la balançoire, égalisa soigneusement les longueurs des deux cordes, m’assit sur le petit siège en bois, m’expliqua comment cabrer les reins et lancer les jambes et me poussa doucement. Au début, mes mouvements désordonnés n’avaient guère d’effet. Puis, je sentis comment me synchroniser avec la balançoire. J’allai plus haut, encore plus haut. Mes pieds pointèrent vers le ciel. Allai-je faire tout un tour ? Je n’eus pas le temps de répondre à la question que les cordes se détendirent et ce fut… la chute !
La dame de pique, de Pouchkine
La dame de pique est un merveilleux ballet réglé en virtuose par Pouchkine. Chaque personnage intervient avec ses propres contre-temps et émotions.
Premier personnage : Hermann, un officier du génie, qui a la passion du jeu mais une passion refoulée qui éclate lorsqu’il apprend les pouvoirs mystérieux de la Comtesse.
Second personnage : la Comtesse Anna Fedorovna. La comtesse passa sa jeunesse à Paris où on la surnommait La Vénus moscovite. A Paris, le comte de Saint Germain lui confia un secret qui lui fit regagner tout ce qu’elle avait perdu au jeu. Les charmes de sa jeunesse se sont bien fripés à l’époque de la nouvelle. Elle meurt dans des circonstances que je vous laisse découvrir mais voici la scène où Hermann vient lui présenter un ultime hommage.
Hermann se décida à s’approcher du cercueil. Il se prosterna et demeura ainsi quelques instants sur les dalles froides jonchées de branches de sapin. Il se releva enfin aussi pâle que la morte, gravit les degrés du catafalque et s’inclina… Il lui sembla en ce moment que la morte lui jetait un regard moqueur en clignant de l’œil. D’un brusque mouvement, Hermann se rejeta en arrière, perdit pied et tomba lourdement à la renverse.
Lisaveta Ivanovna est le troisième personnage principal. Elle est la pupille de la comtesse et sa dame de compagnie. C’est ainsi qu’elle gagne, modestement, sa vie et participe à la vie mondaine de Pétersbourg qui nourrit ses rêves de jeune fille. Dans le passage suivant, on notera le contre-temps lié à deux émotions contradictoires, le perpétuel retour des lettres échangées et la dernière phrase en forme de chute.
Lisavéta Ivanovna était assise en toilette de bal, plongée dans une méditation profonde. De retour à la maison elle s’était hâtée de renvoyer sa femme de chambre qui, à moitié endormie, lui avait offert à contre-cœur ses services ; elle n’avait besoin de personne pour se déshabiller, lui dit-elle. Puis, toute frémissante elle était montée dans sa chambre espérant y trouver Hermann, désirant en même temps qu’il n’y fût pas. Du premier coup d’œil, elle s’assura de son absence et remercia le destin pour l’avoir empêché de venir. Elle s’assit sans changer de toilette et se mit à repasser dans sa mémoire toutes les circonstances de cette intrigue commencée depuis si peu de temps et qui déjà l’avait entraînée si loin. Trois semaines s’étaient à peine écoulées depuis que, de sa fenêtre, elle avait aperçu le jeune officier pour la première fois, et voilà qu’elle était en correspondance avec lui et que déjà il avait obtenu d’elle un rendez-vous de nuit !
Jeune fille à l’ouvrage, de Yoko Ogawa
Les nouvelles de Yoko Ogawa ont une forme minimaliste bien différente du style de Pouchkine et pourtant…
À côté de la salle de musique au bout d’un petit couloir il y avait encore une pièce. Il y était écrit «Salle des Bénévoles». Le premier jour, l’infirmière ne m’avait pas amené jusque-là, ai-je pensé en ouvrant la porte. Je suis resté un instant debout à regarder. Soudain je fus assailli par l’étrange sensation que mes lèvres glacées m’empêchaient de respirer profondément. Je me faisais peut-être des idées. Mais j’étais certain d’une chose : de sa présence. Elle faisait de la broderie.
Les lèvres glacées du narrateur évoquent irrésistiblement le tressaillement d’Hermann de la première lecture. Notons que le je désigne un homme, le fils d’une femme qui entre dans un service de soins palliatifs pour y finir sa vie, alors que l’auteur est une femme. Vingt ans auparavant, la jeune brodeuse habitait la maison voisine de celle des parents du narrateur. On pourrait alors croire que se déclenche une histoire avec son temps propre mais Yoko Ogawa surprend le lecteur en superposant, à la faveur d’un rêve éveillé, les souvenirs de jeunesse aux émotion présentes et ce passage apparaît comme un écho à la méditation de Lisavéta.
Cette nuit-là, j’ai fait un rêve. Mais peut-être ne doit-on pas lui donner ce nom-là. Il s’agissait d’un phénomène beaucoup plus vif et frais. Au point qu’au matin je me suis retrouvé tel que si j’étais resté éveillé toute la nuit. Là j’avais pu ressentir le moindre souffle de vent, le moindre bruit, le moindre changement de sentiment. En même temps, je ne sais pourquoi, le plafond sombre de la chambre, les grincements du lit et même ce que disait ma mère en dormant parvenaient jusqu’à ma conscience. Et la scène du rêve ne différait pas d’un millimètre de mon souvenir.
Survient la chute au moment où la mère du narrateur vient de mourir,
Le lit après que ma mère eût été emportée était proprement refait. Il était recouvert d’un couvre lit vers mousse. Brodé d’une petite fille avec un moulin à vent et des fleurs. La petite fille avait une jolie petite parure dans les cheveux.
Quelque chose ne va pas : tout au long de l’histoire, c’est le narrateur qui mène l’action et le couvre-lit est bien la broderie de la jeune fille. Celle-ci avait donc su l’arrivée de son ancienne voisine à l’hôpital avant la visite inopinée du fils et c’est elle et non lui qui gouverne l’histoire. À la manière d’une antique parque, elle brode une destinée. Le minimalisme a une inhérente complexité.
La maison dans la Drôme, de Françoise Autin
Dans son émission Donnez moi de vos nouvelles du 13 mars dernier, Yolande Versier évoque pour l’auteur de la Maison dans la Drôme l’importance de fixer les petits riens, les bribes de vie, de contempler le temps qui passe et, dans l’écriture, de retrouver la jeunesse qui s’enfuit. Avec Basile, l’une des dix-huit nouvelles du recueil, nous revenons à Virgile, à la campagne et au mystère habilement monté de ce personnage dont l’identité ne se révèle que dans la chute et dont le comportement est révélé par le détail très «dame de pique» de cet éclat d’émeraude qu’à coup sûr ils tenaient de leur père. Voici, en conclusion et en guise d’apéritif, le début de Basile.
La première fois que je l’ai vu, c’était à l’heure du déjeuner. Je rentrais chez moi et lui, bombant le torse et redressant la tête, descendait d’un pas majestueux, malgré une légère claudication qui lui était propre, le chemin qui menait chez lui. Nous n’avions pas été présentés l’un à l’autre, j’ignorais donc encore qui il était.
Bruno Autin