Présentation de Bernard Peix à Dieulefit à l’occasion du mois de la poésie, Mars 2018
Je souhaite devenir un créateur de mythes,
le plus grand cadeau qu’on puisse faire à l’humanité.
Fernando Pessoa Pages intimes et d’auto-interprétation.
Rimbaud est sans doute le mythe le plus puissant de notre littérature. Pourtant, il n’y a pas de mythe à proprement parler mais une histoire vraie qui lui ressemble. Il est sans exemple dans la littérature qu’un jeune homme parvienne immédiatement à la perfection puis qu’il réoriente la poétique en lui demandant l’impossible et enfin, il est sans exemple que ce même jeune homme dénigre ses œuvres, des rinçures, dit-il.
Arthur ne naît pas le 20 octobre 1854 : IL VIENT AU MONDE à six heures du matin, il ne faut pas perdre de temps. L’ARDEUR, L’INTENSITÉ, Rimbaud a senti que sa vie ne serait pas longue, qu’elle devrait être intense.
Revenons encore à l’étymologie, en latin ardens veut dire brûlant; ardor est l’incendie, l’embrasement, l’étincelle. C’est bien de cela qu’il s’agit. Rimbaud redonne à la poésie son sens primitif : poiein veut dire faire, entreprendre, engendrer.
Comment les grands poètes l’ont-ils qualifié ? Le mystique à l’état pur, L’homme aux semelles de vent, Le passant considérable, Le plus beau des mauvais anges… Crimen Amoris, Rimbaud vu par Verlaine (La plus belle biographie de Rimbaud).
Physiquement, comment est-il ce jeune homme ?
Paul Verlaine le décrit ainsi: L’homme était grand, bien bâti, presque athlétique, au visage parfaitement ovale d’ange en exil, avec des cheveux châtain-clair mal en ordre et des yeux d’un bleu pâle inquiétant. Et ce jeune homme sait parler : toujours premier prix de récitation classique. Avec un tel physique et la magie de son verbe, il va révolutionner la gente féminine de sa ville et de la région. Ses amours sont trop souvent réduites à sa liaison avec Paul Verlaine, cette solitude partagée à deux, une distraction vaguement hygiénique. Son ardeur amoureuse est présente dans maints poèmes.
Où vit-il ? À Charleville, ville parfaitement idiote. Lisons À la musique (1870), la cité et ses habitants y sont gravés au burin, Roman (29 septembre 1870),Sensation, Cahier de Douai, 2-ème poème, 1870 ;Première soirée, Cahier de Douai, premier poème, 1870 ; Les réparties de Nina, Cahier de Douai, 9-ème poème, 1870 ; Au Cabaret-Vert, Cahier de Douai, 17ème poème, octobre 1870 ; La Maline, Cahier de Douai, dernier poème ; Rêvé pour l’hiver, Cahier de Douai, 15-ème poème. Et soudain, ce cri de Rimbaud : Soleil et chair, Cahier de Douai, 4-ème poème. L’amour est à réinventer ! Chanson de la plus haute tour (mai 1872), Une saison en enfer, À une raison, Illuminations. À Charleville ou ailleurs, Rimbaud n’est à sa place nulle part. Parfois cependant, il retrouve une certaine quiétude : Aube, Illuminations ; Lettre à sa famille, Harar.
« Je m’ennuie, je m’ennuie, je suis esclave de cette misérable fatalité, ici, là-bas, ailleurs, partout je m’ennuie. »
Pour combattre ce cancer de l’âme, l’homme se drogue de divertissements. À ce sujet, lisons, relisons, le chef-d’oeuvre de Jean Giono : Un roi sans divertissement où un homme plein de misère nous rappelle Blaise Pascal.
Et Baudelaire, encore et toujours, dans Les Fleurs du Mal, Le Voyage, VIII:
Ô Mort, vieux capitaine, (…)
Ce pays nous ennuie (…)
Nous voulons (…)
Plonger (…)
Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau!
Mais l’homme aux semelles de vent n’est pas l’homme pressé de Paul Morand, toujours en mouvement ; il a toujours un temps d’avance car il vit la vie à côté. S’il s’arrête, il est mort.
Elle est retrouvée, l’Éternité.
L’amour est bien la clé de l’harmonie. Rimbaud a découvert l’incohérence harmonique.
Ô Douceurs, Ô Monde, Ô Musique (Barbare)
Le poète laisse des traces non des preuves. En poésie, on n’habite pas le lieu que l’on quitte, on ne crée que l’œuvre dont on se détache, on n’oublie la durée qu’en réduisant le temps.
« Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud !. » conclut René Char dans Fureur et mystère. Comme Nietzche, comme Lautréamont, Rimbaud nous demande de le renvoyer. La grandeur de Rimbaud restera d’avoir refusé le peu de liberté que dans son siècle et dans son lieu il aurait pu faire sien, pour témoigner de l’aliénation de l’homme et l’appeler à passer de sa misère morale à l’affrontement tragique de l’absolu.
Verlaine a dit de Rimbaud qu’il ne se donna jamais ni à Dieu ni à l’Homme.
« Avancer, toujours avancer… que le Poète crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables. » (Lettre de Rimbaud à Paul Demeny, 15 mai 1871)
Période de sa vie frénétique pour faire son entrée dans le monde, pour se maintenir du bout du pied sur la terre, des sorties répétées dans une direction, puis dans une autre, tentant de briser l’étau qui l’enserre. Rimbaud parle six langues dont l’arabe qui lui permet d’enseigner le Coran.
Trois fois, entre douze et vingt ans, il se rend à Bruxelles et à Paris. Deux fois, il va à Londres. De Stuttgart, ayant maîtrisé l’allemand, il erre à pied à travers le Wurtemberg et la Suisse, pénètre en Italie. De Milan, toujours à pied, il se dirige vers les Cyclades puis vers Brindisi et se fait conduire à Marseille par Livourne. Il parcourt la presqu’île scandinave et le Danemark avec un carnaval forain. Il s’embarque de Hambourg, d’Anvers, de Rotterdam. Il arrive à Java en s’engageant dans l’armée hollandaise qu’il déserte aussitôt. Passant un jour devant Sainte-Hélène dans un vaisseau anglais, qui refuse de s’y arrêter, il saute par dessus bord mais est ramené avant d’avoir pu atteindre l’île. De Vienne, où un cocher de fiacre lui vole ses quelques sous et ses papiers, il est reconduit à la frontière par la police puis à la frontière lorraine sous une autre escorte. Errances, toujours sans argent, toujours à pied, l’estomac presque vide.
Sur les routes par les nuits d’hiver, sans gîte, sans habits, sans pain, une voix étreignait mon coeur gelé. Faiblesse ou force: te voilà, c’est la force. Tu ne sais où tu vas, ni pourquoi tu vas, entreprenant, réponds à tout. On ne te tuera pas plus que si tu étais un cadavre. (Une Saison en enfer, Section 5, Mauvais sang) Et cela constitue sa grandeur et son innocence, les mots que nous trouvons à chaque page de son œuvre: Éternité, Infini, Charité, Solitude, Angoisse, Lumière, Aube, Soleil, Amour, Beauté, Inouï, Pitié, Démon, Ange, Ivresse, Paradis, Enfer, Ennui.
La folie qu’il avait évitée dans sa jeunesse, il y échappa à nouveau à sa mort. La seule solution pour lui, s’il n’était pas mort, eût été la vie contemplative, la route mystique, mystique sans Dieu.
« Combien pareils aux vagabonds des cieux sont les Poètes. » (Illuminations, Vagabonds)
Le langage des poètes est asymptotique, il est parallèle à la vie intérieure. Quand celle-ci approche de l’infini, c’est son emploi unique du symbole qui est le garant de son esprit.
« Mais là où la sympathie renaît, renaît la vie. » ( Sunpathein en grec: ressentir, souffrir à l’unisson.)
Rimbaud ? Un seul Amour :« La fille au regard violet » (cf. Henriette, le seul Amour de Casanova). Un seul Ami: Djami, son boy d’Harar qui le servit pendant cinq ans, auquel il laissa une somme considérable et dont il parle sur son lit de mort. Il découvre qu’il n’y a aucune place en ce monde pour un être tel que lui. À la fin, quand son corps n’est plus qu’un tronçon immobile (Lettre à Isabelle, 10 juillet 1891), ce rebelle lutte encore avec ardeur. Il fallut toutes les dégradations, toutes les humiliations pour briser cette volonté opiniâtre, détournée dès sa source. Rappelons-nous les mots terribles: la vie dure, l’abrutissement simple, soulever le poing desséché, le couvercle du cercueil, s’asseoir, s’étouffer. » ( Une Saison en Enfer ) Quel était le but, la raison d’une telle ardeur ? Explorer toutes les phases possibles de la vie car le monde est plein de contrées magnifiques que les existences réunies de mille hommes ne suffiraient pas à visiter. ( Correspondance d’Aden, 15 janvier 1885). Le Poète « a besoin de toute sa foi, de toute la force surhumaine où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel. le grand maudit, – et le suprême Savant, – Car il arrive à l’inconnu ( Lettre du Voyant, à Paul Demeny, 15 mai 1871)
Dussé-je me perdre dans un désert, dussé-je ne plus être entendu de personne, sachez tous qu’il me sera donné de posséder la Vérité corps et âme. Ce n’est pas Rimbaud qui triomphe, c’est l’esprit indomptable qui est en lui.
À dix-neuf ans, au beau milieu de sa vie, Rimbaud rendit l’âme : sa Muse est morte à son côté parmi ses rêves massacrés dans le royaume du vertige. Pourquoi Rimbaud a-t-il cessé d’écrire ? Parce qu’il avait terminé sa création du monde ? Le grand charme de la question, c’est qu’il est impossible d’y répondre. C’est en découvrant la réalité rugueuse, paysanne, dit-il, que Rimbaud accède au point le plus avancé de son expérience, c’est à ce stade seulement que la vérité se réconcilie avec la beauté. Rimbaud a su voir combien était vaine la tentative d’outrepasser la finitude de notre condition. Il n’a pas voulu être mage ou ange. Cette décision prise, il a dit magnifiquement son attente des influx de vigueur et de tendresse réelle. (Une Saison en Enfer) Il a dit l’espoir, non réalisé, d’une révolution à accomplir.
Et à l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes. (Une Saison en Enfer, Adieu)
J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable
Je fixais des vertiges » (Alchimie du verbe, Délires II)
La poésie est aussi la théologie de la terre:
J’ai seul la clé de cette parade sauvage. (Illuminations)
Comment conclure? Mission impossible car Rimbaud n’en finit pas de chercher au fond des mots. Essayons cependant avec Génie (Illuminations) sans doute le plus beau poème en prose de la langue française, sa biographie, son testament. Génie décrit un être bien au-delà de la condition présente de l’homme mais qu’il serait faux, malgré tout, de tenir pour quelque dieu. Génie avec l’ardeur heureuse et discontinue de l’extase, évoque dans son passage rapide, au moment où il se laisse entrevoir, où il peut aussi s’effacer, où il existe vraiment, un être qui ne connaît plus des limites, plus de lien, plus d’infirmité corporelle puisqu’il est à la fois le présent et l’avenir et l’infini voyage à travers l’espace réel. Rimbaud n’a pas d’âge, il sera toujours LE contemporain.
Le grand poète vient de l’avenir, dit Adonis.
Rimbaud s’adresse à chacun de nous en particulier, c’est en cela aussi qu’il est universel. Pour comprendre Rimbaud, lisons Rimbaud.
Merci à lui, merci à vous tous.
DIEULEFIT, Samedi 17 mars 2018.