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Jean Giono : Le réel véritable, il n’y a rien de plus irréel.
“ Je ne connais pas la Provence. Quand j’entends parler de ce pays, je me promets bien de ne jamais y mettre les pieds. D’après ce qu’on m’en dit, il est fabriqué en carton blanc, en décors collés à la colle de pâte, des ténors et des barytons y roucoulent en promenant leur ventre enroulé de ceintures rouges; des poètes officiels armés de tambourins et de flûtes «bardent» périodiquement en manifestations lyriques qui tiennent moins de la poésie que d’une sorte de flux cholériforme.
J’aime la noblesse et la grâce, et cette gravité muette des pays de grande valeur. Non, je n’irai jamais dans cette Provence qu’on me décrit. Pourtant j’habite les pentes d’une colline couverte d’oliviers et, devant ma terrasse, Manosque et ses trois clochers s’arrondit comme une ville orientale.
La Durance qui coule au fond de notre petite vallée sent déjà s’approcher les grandes plaines du Comtat. Pendant les crues de cet hiver, les hautes barres d’eau qui traversaient notre vallée mettaient à peine sept heures pour aller à Avignon.” (Provence)
Étiqueté écrivain régionaliste (à l’instar de Joseph Delteil), il lève ici toute ambiguïté : il est plus proche de l’enracinement dans le mythe grec que de l’image de ses premiers romans filmés par Marcel Pagnol. Le pays de Giono, c’est l’imaginaire, la Provence ne lui étant qu’un dictionnaire.
Le père, Jean-Antoine, cordonnier piémontais travaille toujours avec un oiseau perché sur son épaule gauche. Il lit Voltaire, Hugo tandis que la mère, Pauline, maîtresse-femme, dirige d’une main de fer sa petite entreprise de repassage et sa famille. Il épouse Élise dont l’innocence lui est un perpétuel réconfort.
L’épreuve de la guerre (et de la folie humaine) détermine toute sa carrière. Un premier chef-d’œuvre de son expérience vécue : Le grand troupeau. Il est pacifiste contre vents et marées et surtout refuse toutes les aventures collectives au service des idéologies. Rapprochement avec la nature (refuge dans le Contadour), sensualité de L’eau vive, lucidité d’un monde paysan brutal (Cresus, Affaire Dominici) et cosmogonie d’Hésiode ; chez Giono, ce sont les mots qui voient, les yeux : ils parlent !
Que ma joie demeure, qui paraît en 1935, est une étape marquante dans le cheminement de l’auteur. Le bonheur, la vie communautaire se heurtent ici aux égoïsmes de l’homme, à ses passions. Le pessimisme fait son entrée dans l’œuvre. La terre est rude, la vie paysanne pesante, l’existence aride mais, au-delà de cette fatalité, de cette médiocrité du quotidien, le sceptique s’émerveille. Elzéard Bouffier, L’Homme qui plantait les arbres, verse sa goutte d’eau pour ressourcer la planète.
Solitaire, il l’est dans son combat politique qui lui vaut deux séjours en prison. Sa solitude d’écrivain, il l’exprime dans son double hédoniste, Angelo Pardi, le Hussard stendhalien, ivre d’air pur malgré le choléra. Soave sia il vento, libre et poussé par Mozart qu’il aime tant…
Le même jeune homme peut devenir Un roi sans divertissement, faute de monture, pour vivre dans un état de liberté permanent. Face aux mystères de l’existence, “ un roi sans divertissement est un homme plein de misères ” nous dit Pascal et parfois mieux vaut se contenter de ce quotidien plutôt que de regarder en face l’inexplicable. Langlois se fait exploser, rejoint le cosmos et réédite le big bang. Giono, disciple de Pascal, lui laisse la conclusion :
“ Car enfin, qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d’où il est tiré, et l’infini où il est englouti. ”
Bernard Peix et Christophe Arnaud
N’ayant pu assister à la soirée Giono, je n’ai pas déchiffré les mystères du Roi sans divertissement. Alors j’ai accepté – et aimé – que Giono manœuvre son lecteur.
Ce Giono d’après-guerre s’affranchit du lyrisme prodigieux de Regain et du Chant du monde. Aucun prodige, pas de moisson parfaite ni de plongée en eau froide. Comme dans le Hussard sur le toit, Giono raconte une histoire, mais ce n’est pas une histoire flamboyante. Le titre janséniste annonce un tueur en série, une justice expéditive, la contrition du justicier quand il retrouve la veuve, et son suicide quand il trouve en lui-même la fascination du sang.
Les figures sont la Nature imprévisible et des personnages masculins, que l’auteur présente moralement et sacrifie comme des pions. On voit le désert extraordinairement blanc jusqu’aux lisières extraordinairement noires des bois, sous lesquels il peut y avoir n’importe quoi, qui peut faire n’importe quoi. Le soir tombe. Se lève un tout petit vent qu’on n’entend pas (p 26). De la neige, du silence, du noir des ramures et même de lointaines odeurs anisées d’écorces humides qu’il était tout étonné de comprendre, lui venaient d’étranges enseignements qu’il était obligé d’interpréter tout de suite et d’utiliser sur-le-champ (p 72). Pour dire comment il était, il y a deux mots : l’un monacal et l’autre militaire. Le premier, c’est austère. Il était comme ces moines qui sont obligés de faire effort pour s’arracher d’où ils sont et venir où vous êtes […]. Le second mot […] c’est cassant. Il était cassant comme ceux qui ne sont vraiment pas obligés de vous expliquer le pourquoi et le comment, et ont autre chose à faire qu’à attendre que vous ayez compris (p 91).
Giono nous égare pour nous garder réceptifs. Symbole puissant de l’arbre, où s’ouvre le roman, mais c’est une puissance maléfique. Distorsion du temps : le locuteur est d’abord singulier et contemporain, il traduit en kilomètres les lieues de 1843 ; puis il se démultiplie (nous n’en menions pas trop large, p 114) ; puis il parle en 1863 (20 ans après, qui est à peu près de l’époque où j’arrive, p 145) ; il est enfin remplacé par Saucisse, le personnage féminin qui parle après la mort du justicier. La longue traque du tueur (homo homini lupus), puis celle du grand loup (« le Monsieur »), s’achèvent brutalement et à l’identique : Langlois lui avait tiré deux coups de pistolet dans le ventre ; des deux mains, en même temps (p 86). Langlois lui tira deux coups de pistolet dans le ventre ; des deux mains, en même temps (p 144). Par égard pour ceux qui n’ont pas lu le roman, je tais la fin abrupte de Langlois.
Tout aussi complexe et changeante, la tonalité du récit. L’urgence dans les scènes de peur. La sécurité trompeuse des fermes bouclées, des animaux familiers. Le doute et le fatalisme après la violence : À quoi se raccrocher quand il n’y a plus l’habitude ? (p 126). Dans la marche du monde, il y a pas mal de choses qui ne vont pas toutes seules : tout, pourrait-on dire. On aime bien savoir pourquoi (p 156). Les digressions du(des) conteur(s), soit pour la séduction du récit (le cheval de Langlois), soit pour l’authenticité des détails (les généalogies, les noms de lieux, les repères du marcheur). Enfin le dialogue théâtral des personnages féminins, Saucisse et Madame Tim, en contrepoint de la réserve des hommes. Impeccable maitrise.