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Compte-rendu du Café littéraire du 23 février 2016 sur Goliarda Sapienza

« Moi, Jean Gabin » est un drôle de livre, que Goliarda écrit alors qu’elle a plus de soixante ans, comme si elle voulait puiser une énergie renouvelée aux sources mêmes de son enfance. C’est en effet un court roman se déroulant sur moins d’une semaine – le temps de changer la programmation du cinéma Mirone, de « Pépé le Moko »à « Quai des Brumes », deux films dont

Jean Gabin incarne le héros. La jeune Goliarda âgée d’une douzaine d’années en tombe éperdument amoureuse, au point de s’identifier à lui, d’en faire son double, pour s’en aller d’un pas chaloupé, un mégot imaginaire aux lèvres, dans les « bassi » de Catane – « sa casbah de lave » – se défiant de la pègre qui les entoure, cherchant à combler des dettes d’honneur imaginaires et ne voyant plus que par ses yeux les femmes dont il pourrait tomber amoureux…

Ces femmes, la première à apparaître, c’est sa mère, femme hors du commun, féministe qui prône l’amour libre dans la Sicile des années 30, anarchiste, journaliste engagée, à qui il ne reste que peu de temps pour veiller sur ses 11 enfants, sur la grande maison qui les abrite et dont elle confiera plutôt le soin aux repris de justice, voleurs et assassins que son mari, l’avocat, a réussi à sortir de prison… Sa mère, donc, « la femme que Jean aurait pu aimer »la convoque dans son bureau pour lui faire comprendre ses erreurs, et alors que la petite fille coupable a du mal à contenir et ses larmes et l’élan qui la pousse à se jeter dans ses bras, lui octroie un baiser léger, si léger qu’il la transporte et lui donne des ailes..

Le père, l’avocat, »pas la peine d’en parler puisque tout le monde le conaît ici » célèbre et brillant, magnanime et expéditif, notable et anarchiste…

Toute cette maison , toute cette famille d’ »outsiders » selon les propres mots de Goliarda, cultive et pratique l’anarchie avec foi et orgueil au risque de sa propre vie: 3 enfants sont morts dans des circonstances tragiques, tous ou presque ont connu la prison, et reviennent à la maison avec blessures et côtes cassées, ce qui est alors l’occasion de faire fiestas, musique et ripaille. Enfin, on cuisine et festoie car la cuisine est souvent vide et froide à l’heure où la petite Goliarda revient affamée de se vagabondages, à moins qu’un de ses frères ne soit encore là pour lui faire frire un reste de polenta, délice des délices, couleur d’or à la saveur exquise

Ses frères, Arminio, Ivanhoé, pour ne citer qu’eux, sont la figure maternelle de sa petite enfance: « J’ai été allaitée par un homme »déclare Goliarda (Ivanhoé était étudiant en médecine, rapportait pour elle ce précieux lait en poudre venu sans doute de Suisse -un pays lointain et propre- et s’occupait de ses biberons)- et de se souvenir avec tendresse émerveillée de ces bras puissants et poilus qui la berçaient, de ces poitrines dures et velues, de ces baisers qui piquent encore ses joues, et du drame de ses premiers pas quand il a fallu descendre de ce continent de douceur qu’était le creux de l’épaule d’Ivanhoé pour se retrouver « le cul au sol » entre deux géants hilares !…

Maintenant , indépendante, libérée par les siens des enseignements pourris et de l’école fasciste et de l’église, elle doit « gagner son pain à la sueur de son front ». Pour payer ses places de cinéma en effet, elle imagine d’abord de raconter le film à des petits voisins bigots et conformistes, se fait payer d’avance les 2 lires que coûte sa place, mais prise de remords car « raconter Jean « à ces minables » , c’est en somme se prostituer. Inflexible à leurs supplications , elle s’en va rendre les 2 lires et insensible aux propositions d’un oncle généreux, elle préférera aller raccommoder des marionnettes au fin fonds des bassi de la Civita. Mais la vie est dure, très dure, d’autant qu’une nouvelle assassine, Zoé , va faire son entrée dans la maison « et avec elle viendra le temps de la terreur… » Et puis, le professeur Jsaya, encore un ami de l’avocat , seul à avoir le droit de l’instruire dans cet appartement où les puces attaquent sans répit, est encore plus exigeant que sa famille, mettant en pièces tout idéal : « Ne crois pas aux balivernes libérales de ton père et de ta mère! »prônant La Misère universelle et s’attaquant même à l »l’Ecriture » qu’il qualifie de Mensonges! Alors Goliarda, n’en peut plus: elle va sauter dans un tram pour rejoindre au cinema Mirone Jean qui erre dans ce « Quai des Brumes « qu’elle ne connait pas encore, et bras dessus bras dessous ils s’en iront en douce jusqu’à la mer assister à la naissance du Taureau lunaire!

Françoise Autin