« En Grèce, on a l’impression de nager dans le ciel. »
Ce livre a été écrit à la suite du voyage en Grèce que fit Henry Miller en 1939-40. Il était invité à séjourner dans sa maison de Corfou par son ami Lawrence Durrel. Fuyant le puritanisme anglo-saxon, Miller avait au préalable passé neuf ans à Paris poussé par « une envie de faire péter le couvercle ». Il s’y était lié avec Anaïs Nin, Blaise Cendrars et avait découvert les écrits de Céline ; il y a vécu d’une vie de bohême, en amoureux de la vie ravi de choquer les tenants de l’ordre moral occidental.
Henry Miller relate donc son séjour à Corfou et ses pérégrinations dans le Péloponnèse. Ce n’est ni un roman, ni un essai, plutôt la chronique d’un voyage qui a bouleversé son auteur : « Je livre ces notes de voyage… comme une contribution à l’expérience humaine. Des erreurs d’une espèce ou d’une autre, il n’en manque pas dans ce récit ; mais, c’est la vérité qu’il m’est arrivé quelque chose, et cela je l’ai livré aussi fidèlement que je le puis. »
Le livre est en grande partie inspiré des rencontres avec des Grecs, compagnons d’un soir ou de sublimes découvertes de voyage. Le plus haut en couleurs est Katsimbalis. Un personnage ce Katsimbalis ; effervescent, emphatique, humoriste, virtuose de l’imagination et du verbe, intarissable, généreux, ce n’est pas un homme, c’est un Colosse ! Miller, qui n’est pourtant pas privé de ces qualités, a trouvé son maître, c’est dire… Il s’en explique à la fin du livre : « Mon ami Katsimbalis, pour qui j’ai écrit ce livre afin de lui témoigner ma gratitude ainsi qu’à ses compatriotes, me pardonnera, je l’espère, de l’avoir outré aux dimensions d’un Colosse… N’importe quelle figure humaine a quelque chose de colossal, lorsque l’individu en question devient véritablement et totalement humain.» Miller a découvert un art de vivre fondé sur une innocence primitive elle-même inspirée de la culture passée et de la beauté des lieux : « Où que l’on aille en Grèce, les gens s’ouvrent comme des fleurs. »
Miller nous fait partager des rencontres à la fois hautes en couleurs et émouvantes ; il est aussi un prodigieux conteur, un humoriste délicieux (le voyage en avion, le préfet de Corfou), un vrai poète (descriptions d’Epidaure, de Delphes…), un mystique qui savoure l’intensité de l’existence.
Ce séjour en Grèce conduit en effet Henry Miller à la découverte d’une nouvelle manière d’être. On aurait tort de qualifier celle-ci d’épicurisme. Plus que cela, la Grèce lui apparaît comme l’antithèse de l’Amérique conformiste, elle lui apporte la guérison : « J’allais, les yeux bandés, chancelant, hésitant ; j’étais orgueilleux, arrogant, content de mener la vie fausse et restreinte du citadin. La lumière de la Grèce m’a ouvert les yeux ; elle a pénétré mes pores et dilaté tout mon être. » ; « Pendant trente ans, j’avais erré comme dans un labyrinthe. J’avais goûté toutes les joies, tous les désespoirs, sans jamais connaître la signification exacte de la paix. Chemin faisant, j’avais vaincu tous mes ennemis, l’un après l’autre ; mais le plus grand de tous, j’étais passé à côté de lui sans le reconnaître – c’était moi-même. » Epidaure en tant que « centre thérapeutique du monde antique » est du coup qualifié de « centre de gravité de l’art de guérir».
A 48 ans Miller se sent enfin libre et heureux. Il découvre sa dignité d’être humain, il entrevoit la sérénité, c’est une conversion. Ce sentiment d’exister qui donne sa dimension à l’être humain, il le reçoit subitement dans le tombeau d’Agamemnon: « J’ai perdu mon enflure, j’ai été rendu aux justes proportions humaines, prêt à accepter ma part du sort, prêt à donner tout ce que j’avais reçu. Debout dans le tombeau d’Agamemnon, j’ai vraiment passé par une seconde naissance… ». Dès ce moment, l’écrivain maudit de l’Amérique puritaine est transfiguré par une exaltation mystique qui l’accompagnera toujours : « La Grèce s’est présentée à moi comme le centre de l’univers, le lieu de rencontre idéal de l’homme avec l’homme, en présence de Dieu… La Grèce a fait de moi un être libre et entier »
Miller affiche au passage le pessimisme romantique d’un révolté. Il a pris en grippe la civilisation occidentale, il n’a même pas confiance dans la démocratie. Il préfère se laisser porter par son appétit insatiable de beauté et se nourrir de ces fulgurances admirables qui embellissent la vie. Quant à la guerre, il ne se sent pas vraiment concerné, mais il sait bien qu’elle est là. On pourrait lui reprocher de s’en protéger …
Il nous transmet cependant les clés d’une véritable expérience spirituelle : «La lumière de la Grèce m’a ouvert les yeux, elle a pénétré mes pores et dilaté tout mon être… Aucun conflit guerrier entre les nations de la terre ne saurait troubler cet équilibre… Je refuse catégoriquement de tomber, à l’avenir, au-dessous de cette condition de citoyen du monde que je me suis accordée en silence, debout dans le tombeau d’Agamemnon. A dater de ce jour-là, j’ai voué ma vie à la restauration du caractère divin de l’homme. Paix à tous les hommes, dis-je, et vie plus abondante ! »
Cette révolution intérieure l’a porté toute sa vie. « … j’y suis retourné, en Grèce, et je ne sais combien de fois — en esprit. Qui pourrait oublier ce paradis, après y avoir goûté ? Pour moi, la Grèce n’est plus un endroit, un pays ; elle est un état d’esprit. »
« Si les hommes cessent de croire qu’ils seront un jour des dieux, il est sûr qu’ils ne dépasseront jamais le stade de l’asticot. »
Catherine Finaz-Piketty